Texte

 

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PREMIÈRE PARTIE


Chapitre I :


Dans le taxi qui le ramène de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, Romain Dutreil peut enfin fermer les yeux. Le mouvement de la voiture et l’odeur bon marché de lavande, qui règne dans l’habitacle, le plongent dans une torpeur bénéfique. Déjà, le souvenir de son merveilleux voyage en Afrique commence à s’estomper.

Son vol a eu trois heures de retard et malgré le confort de la première classe, il a peu dormi. Pour quelle raison ? Il n’en sait rien. Probablement cette opulence de mets et de vins fins auxquels il n’est toujours pas habitué.

L’approche des barres de béton qui se dessinent à l’horizon amplifie la mélancolie qui le gagne depuis peu. La fatigue a invité un flot de pensées dont il se serait bien passé. Pour la première fois depuis le départ de ce long périple, il se revoit quatre mois auparavant…

Il perçoit distinctement le grincement de la lourde porte de fer de la prison, porte qui s’était ouverte sur un soleil éblouissant, presque douloureux. À l’instar d’un animal usé auquel on rend la liberté après des années de servilité, il était resté immobile, paralysé de terreur, tel un lapin pris dans les phares d’une automobile. Le gardien lui avait souhaité bon vent, ou quelque chose comme ça, avant de refermer bruyamment le vantail derrière lui.

Mille fois pourtant il avait rêvé de cet instant magique, cet instant où on lui ouvre sa cage, surtout le soir quand il cherchait le sommeil dans sa cellule de dix mètres carrés. Treize ans, huit mois, une semaine, quatre jours. Un tiers de sa vie, enfermé pour une histoire tellement irréelle qu’il avait renoncé à en connaître les tenants et les aboutissants. Une histoire qu’il avait décidé de rayer de sa mémoire à jamais.

Une fois passée la peur du vide que tout prisonnier ressent au moment de sa sortie après une longue peine, il s’était mis en marche et avait erré sans but, humant les parfums de cette fin d’hiver. Les rues regorgeaient de monde, les enfants s’amusaient dans les parcs, les couples déambulaient main dans la main.

Libre, enfin libre, mais son esprit n’était-il pas resté derrière les barreaux ?

Il se souvient de son premier contact à la terrasse d’une brasserie. L’amabilité du serveur l’avait extirpé du carcan de violence dans lequel il était enfermé. N’importe quel quidam aurait trouvé ça banal, mais Romain, lui, s’était émerveillé. Il avait répondu à cet homme avec un bonheur incommensurable. Cet être du dehors lui parlait des beaux jours, de la neige qui avait pris enfin ses quartiers d’été. Des paroles sommes toutes banales, mais qui l’avaient enivré.

Il était resté prostré sur son siège en observant l’animation ambiante. Peu à peu, la rue s’était transformée en une bacchanale colorée. Il avait complètement oublié cette odeur printanière, ces effluves de feuilles mélangés aux fumées de voitures. Pour lui, c’était le parfum de la liberté…

Seul, à cette table, il avait échafaudé ses plans d’homme affranchi : tout d’abord s’offrir un appartement et ensuite partir loin, très loin. Un safari en Afrique du Sud. Pourquoi ce pays ? Un vieux rêve né en prison, une chimère qui l’avait aidé à tenir le coup toutes ces années et qu’il s’était juré de réaliser à la fin de sa peine. Un voyage symbole en quelque sorte, un acte fort, qui aurait dû l’aider à tourner définitivement cette page sombre de son existence.

L’argent ? Il en possédait déjà plus que quiconque autour de lui et bien plus qu’il n’en fallait pour vivre comme un nabab jusqu’à cent ans. Il n’avait pas encore réalisé comment il l’avait gagné et refusait encore d’essayer de comprendre.

Aujourd’hui, cette voiture qui ramène Romain chez lui est plus qu’un taxi, c’est le véhicule qui l’accompagne vers sa nouvelle vie, une vie qu’il espère sans histoire. Apaisé par cette vision réconfortante, il s’endort enfin, l’esprit engourdi par ce long voyage.

Lorsqu’il rouvre les yeux, le taxi est à l’arrêt. Le trafic s’est encore densifié à l’approche de la porte de la Chapelle. Un panneau lumineux avise un délai de vingt-cinq minutes jusqu’au périphérique. Romain ignore les remarques acerbes du chauffeur et attrape un journal plié dans le vide-poches. Il s’échappe en survolant les titres à la une : grèves, crises en tous genres, annonces tonitruantes d’un gouvernement en déroute. Bienvenue en France !

Étranger à toute cette agitation, il feuillette le quotidien et s’arrête sur les faits divers, seul sujet pour lequel il éprouve encore un peu d’intérêt.

Un éditorial en bas de page attire son attention. À la lecture des premières lignes, sa vue se brouille. Sa respiration change de rythme. Les battements de son cœur accélèrent.


TROIS MORTS, DONT UN POMPIER VOLONTAIRE DANS UN INCENDIE


Un pompier volontaire a trouvé la mort dans l’exercice de ses fonctions, hier, dans l’incendie d’une maison de Saint-Marcellin, Isère. Les raisons du sinistre sont encore inconnues à ce jour. Il semble cependant que la bâtisse, datant du siècle dernier, n’ait pas été dotée du système de sécurité réglementaire. Il aura fallu toute la nuit aux pompiers pour circonscrire le feu et dégager le corps du malheureux, le caporal Lestrade âgé de vingt-quatre ans. Les propriétaires du domaine font également partie des victimes. M. et Mme Dentremont, selon les premières constatations, ont été asphyxiés pendant leur sommeil.

C’est le deuxième pompier qui perd la vie cette année dans l’exercice de ses fonctions. Le ministre…


Romain jette le journal au sol comme si la combustion de la maison s’était propagée à travers les feuilles du quotidien. Il s’est arrêté de respirer. En une fraction de seconde, l’histoire de sa vie, qu’il croyait avoir effacée, lui saute à la figure, comme un petit diable s’éjectant d’une boîte trop longtemps verrouillée.

Dentremont… Sa mémoire lui joue-t-elle des tours ? « Mes parents sont morts dans un incendie. » Ces quelques mots réapparaissent en flash.

Ce n’est pas possible ! Son passé va-t-il le poursuivre indéfiniment ? Le visage d’une petite fille aux boucles brunes et aux yeux rieurs réapparaît comme dans ses pires cauchemars… Une frimousse adorable, un sourire malicieux, un irrésistible fantôme.

Cet article anodin rouvre un trou béant de son passé. Trou qu’il pensait avoir obstrué d’une lourde trappe. Il n’en est rien. De cette gueule diabolique s’échappent un à un les éléments dramatiques qui avaient bouleversé le cours de sa vie. Ces souvenirs tragiques qu’il pensait avoir oubliés lui sautent au visage comme des lutins maléfiques.

 

Les événements remontent à quinze ans. Romain habitait encore au domicile familial. Cette fameuse journée surgit dans son esprit comme l’arrivée de la lumière après une longue panne de courant. Il s’était disputé avec sa mère pour une raison futile, chose courante à cette époque-là. Elle ne l’avait pas vu grandir et le traitait encore comme un gamin malgré ses vingt ans. Il se revoit claquer la porte de sa chambre et se jeter sur le clavier de son ordinateur. L’informatique était une passion qui l’avait happé à l’adolescence. S’abandonner sur la toile calmait ses velléités. Il rêvait souvent de s’échapper de l’emprise de ce tyran en jupon, mais il ne pouvait pas se le permettre à cause de son maigre salaire. Le fait de vivre dans une famille monoparentale avait octroyé à sa mère le droit de régenter sa vie de manière abusive. Elle trouvait toujours quelque chose à lui reprocher dans tout ce qu’il entreprenait. Malheureusement, cette fois, elle non plus n’avait pas détecté le danger qui allait se transformer en véritable tragédie.

Le premier message lui était parvenu à cette période-là. Il émanait d’une jeune fille de son âge prénommée Marie. La missive était très différente de celles des contacts avec qui il avait l’habitude de correspondre. La forme, les mots employés, la date farfelue, avaient attisé sa curiosité. Contrairement aux autres personnes sur ce site de rencontres, elle montrait une originalité hors du commun. Elle faisait preuve d’esprit et possédait un humour ravageur. Dans ses délires — de quoi pouvait-il s’agir d’autre ? — elle prétendait vivre dans le futur.

Hameçonné, Romain, grand amateur de jeux de rôle, était entré dans la danse et leurs échanges étaient devenus réguliers. Étudiante à Lyon, elle possédait une telle connaissance en informatique qu’elle pouvait rivaliser avec les meilleurs hackers de la place. Elle déjouait toutes les procédures de sécurité du site sur lequel ils s’étaient rencontrés. Elle apparaissait à la manière d’un feu follet parmi ses autres abonnés. Elle prétendait qu’elle avait envoyé un message sur le réseau à la manière d’une bouteille à la mer et il semblait que lui seul, avait été en mesure de le recevoir. Étrange entrée en matière !

Il avait obtenu le privilège d’avoir une photo d’elle. Ah ! Malgré son enthousiasme, elle restait méfiante. De son visage émanait une certaine élégance. Des traits fins, des cheveux coiffés à la garçonne, qui mettaient en valeur des pommettes saillantes. Son regard trahissait un caractère trempé. Seule coquetterie, un piercing discret ornait une de ses narines. 

Romain avait très vite essayé de la rencontrer, mais, selon elle, c’était impossible puisqu’elle vivait dans le futur. Il en avait conclu que c’était sa façon à elle de se protéger des malfaisants qui hantaient la toile pour attirer des jeunes naïves dans leurs filets. De nombreuses affaires avaient défrayé la chronique malgré les appels incessants à la méfiance. Le spectre du faux interlocuteur dominait à présent dans l’esprit de tous.

Au bout d’un certain temps, leur relation épistolaire avait changé de tournure. Leurs échanges étaient devenus plus profonds. Marie, qui selon ses dires commençait à se sentir en confiance avec lui, avait abandonné le ton potache pour celui de la confidence. Elle lui avait raconté des anecdotes plus intimes et, comme pour sceller de façon définitive leur amitié naissante, lui avait confié une nouvelle terrifiante : ses parents, qu’elle aimait par-dessus tout, venaient de périr dans un incendie.

Cette bonne humeur de façade dissimulait en fait une détresse et une peine incommensurable. Cette jeune fille, qui accaparait dorénavant toutes les pensées de Romain, lui était apparue soudain comme une pauvre orpheline abandonnée au milieu d’un océan de tristesse. Il était devenu son confident virtuel, un peu comme ces inconnus d’un soir à qui l’on raconte, accoudé au bar, ses problèmes les plus intimes. À la différence près que l’inconnu, normalement, disparaissait en fin de soirée. Elle, non.

Marie avait continué sa confession. De par la découverte de certaines photos, elle pensait avoir été adoptée. Fille unique, comme Romain, ne connaissant pas d’autre famille, cette possibilité la hantait. De plus, elle venait d’apprendre que l’incendie tragique était d’origine criminelle : ses parents avaient été assassinés. Eux si gentils, si discrets, sans histoires, c’était inconcevable. Son moral était au plus bas.

L’aventure devenait fascinante ! Marie était intarissable. Elle lui avait décrit son enfance dans ce petit hameau, proche de Saint-Marcellin, en Isère. Elle faisait preuve d’une force certaine pour une personne en plein séisme émotionnel.

Romain, de plus en plus captivé par son récit, avait laissé son imagination façonner le reste de leur histoire. Marie était tellement mystérieuse, tellement envoûtante. Aucun superlatif n’atteignait la hauteur du piédestal sur lequel il l’avait hissée. Ne possédant qu’une image de son visage, il l’imaginait grande, mince, avec un corps parfait. Intelligente, c’est sûr, elle l’était.

Serait-il à la hauteur, lui qui avait quitté le lycée à dix-sept ans ? Il devait tout faire pour la rencontrer. Aussi, n’avait-t-il pas hésité une seule seconde, lorsqu’elle lui avait demandé de l’aider.

Oh ! Rien de bien compliqué lui avait-t-elle assuré. Si seulement il avait pu être moins naïf !

Elle lui avait transféré les photos qui la bouleversaient tant : un cliché d’elle, petite, en compagnie d’un couple à ses côtés. Elle voulait qu’il l’aide à retrouver ces deux personnes qu’elle imaginait être ses géniteurs au vu de la ressemblance flagrante entre l’enfant et la femme.

Romain avait accepté, malgré une certaine méfiance. Et si cette histoire n’était qu’une invention ? Qu’importait ! À cette époque, que n’aurait-il pas fait pour rencontrer une jolie fille ?

L’attirance et la curiosité avaient pris le pas sur la prudence. Ce jeu de rôle ne semblait pas si périlleux que ça. Son métier de livreur chez UPS lui laissait tant d’après-midi libres qu’il avait finalement décidé de les consacrer à sa nouvelle amie.

Ces recherches étaient motivées par les encouragements de Marie. L’étrangeté de ses messages augmentait de jour en jour. Ils ne respectaient pas l’instantanéité de tous les e-mails habituels. Romain attendait parfois des heures avant d’en recevoir un censé arriver dans la minute. Marie s’en justifiait avec humour en lui stipulant qu’un voyage de quinze ans ne pouvait pas s’effectuer aussi aisément.

Il aurait dû se méfier à cet instant précis. Il avait affaire à un redoutable geek. Cette fille était pour sa malchance la reine de ces férus d’informatique, capables de toutes les astuces pour assouvir leurs funestes desseins.

L’événement le plus fascinant avait été sa prédiction pour la prise d’otage des enfants de Beslan. Comment avait-elle fait ? Romain n’en saurait jamais rien.

Comment avait-il pu être aussi candide ? Puisqu’elle vivait dans le futur, elle lui avait raconté les détails de cette boucherie quelques jours avant qu’elle ne se produise. Elle prétendait que c’était facile, il lui suffisait d’effectuer quelques recherches sur Internet pour savoir ce qui s’était passé dans le monde à une date précise. Et puis quoi encore ? Lui, le benêt de service avait tout gobé.

Ne flairant pas le danger, il s’était plongé à corps perdu dans sa quête et avait finalement retrouvé le couple des photos. Cela n’avait pas été très facile, mais il y était parvenu à la grande joie de sa nouvelle meilleure amie.

Détail qui avait son importance, la petite fille existait bien. Comment pouvait-elle être Marie puisqu’elle devait être âgée au maximum de cinq ans et qu’elle n’avait pas le même prénom ?

Le processus, qui allait le mener à sa perte était enclenché.

Il avait commis à ce moment-là toutes les erreurs qu’on allait lui reprocher plus tard, lors de son procès. Il fallait être fou pour imaginer, ne serait-ce qu’un instant, que la petite fille qu’il avait retrouvée conversait avec lui au même moment, à l’âge adulte.

C’était pourtant ce qu’il croyait. Il avait accepté toutes les demandes de Marie dont le souhait le plus cher était de prouver que cette enfant était bien elle.

Pour cela, Romain avait payé de sa personne. Pour se rapprocher de la famille, il était devenu l’amant de l’employée de maison, une jolie Camerounaise de son âge, pour qui les subtilités de l’amour n’avaient plus aucun secret.

Joignant l’utile à l’agréable, il avait enquêté à l’intérieur même de la propriété familiale, disséminant ses empreintes et son ADN comme le petit Poucet semant ses cailloux et ce, jusque dans le lit de la petite fille.

Un jour, alors que l’enfant s’était blessée, Romain l’avait soignée à l’intérieur de sa voiture. Les infimes traces de sang retrouvées plus tard allaient peser lourd dans la conviction des jurés.

À la demande de Marie, il avait comparé une tache de naissance qu’elles possédaient en commun. Le doute n’était plus permis, aussi idiot que cela puisse paraître, les deux jeunes filles n’en formaient qu’une seule, malgré la différence d’âge et de prénom.

Emma, la gamine au sourire innocent avait été kidnappée et la faute était retombée sur lui, le coupable idéal. Il faut dire que des preuves accablantes avaient attiré l’attention des enquêteurs aussi sûrement qu’un clocher de village attirait la foudre un jour d’orage.

La brigade criminelle l’avait arrêté chez lui lors d’une opération de grande envergure. Romain entend encore dans ses pires cauchemars les cris de sa mère que les sirènes de police avaient de la peine à couvrir.

La période était néfaste. De nombreux cas de pédophilie avaient sensibilisé l’opinion publique et Romain avait été considéré comme l’un de ces criminels. Des méthodes assimilées à de la torture mentale lui avaient fait avouer un acte sordide qu’il n’avait jamais commis.

Seul aspect positif, s’il en était un, il avait gagné plus de quinze millions d’euros avec les numéros que Marie lui avait communiqués : « Pour te payer les frais de ces recherches », lui avait-elle dit.

La petite Emma n’a jamais été retrouvée et Romain a été condamné à vingt ans de réclusion criminelle.